Nadya/Bertaux

sculpteure

Tita Reut
Poète, éditrice

> Tita REUT

Nadya Bertaux,ou la liberté de passer

 

Il y a un moment de la connaissance où tout se recoupe. Car les grands thèmes – leurs questions et leurs réponses – sont circonscrits. Images, analogies et métaphores enchérissent cette limite : la lumière, l’eau et l’air, signes d’un passage cher à Bachelard, et la main, cette trame qui tente de retenir... Les conjugaisons font de même : inventées par le langage pour situer l’homme dans un instant de son histoire sur un curseur qui la dépasse. Les créations de Nadya Bertaux fluctuent dans cette mouvance et dans ce paradoxe : la cristallisation d’un lien dans la dérive incoercible et anarchique du temps.

Liberté de passer
Voilà une œuvre qui pose la notion de l’art en tant que trait d’union : un indice libre, suspendu, qui lie, par sa présence, deux éléments distincts. Et voilà que, pour le dire, l’artiste tisse une écriture, inscrite entre le « juste nécessaire » d’une industrie et le « presque rien » philosophique, tel que Jankélévitch le définit. Nadya Bertaux investit le musée du textile de Cholet en retramant des grillages qu’elle défibre, partie de formes minimales, géométriques, pour aller vers des rondeurs. Si le tissage, dans l’œuvre, réfère à la gestuelle de Pierrette Bloch, il s’en distingue, aussi, radicalement, les « pelotes » et structures de métal contredisant la rythmique plus linéaire, aléatoire, des lignes crochetées, sculptant le vide sans rien contenir. Main rythmique d’une Parque nouant la durée.
Un drame analogue se dévide, cependant, au fil des œuvres de Nadya Bertaux : temporaires ou permanentes, elles mettent en scène l’oxymore du fluide par une matière qui ne l’est pas, le paradoxe d’un éphémère qui fait partie des lieux. Un peu comme ces reliefs mudejar, creusés dans le plâtre, que Napoléon, envahisseur de l’Espagne, effaça définitivement en chaulant les cloisons. Leur destruction est liée à la mémoire des édifices. Il s’agit, ici, d’un corps à corps avec l’espace, poignant le créateur, poignant le spectateur. De manière non descriptive, le dessin et le volume évoquent le mouvement par la superposition des couches.
Tumbleweeds, ces masses de métal enchevêtrées qui s’apparentent aux boules de buis sec, rendues vivantes par le souffle du désert américain qui les emporte. L’illusoire légèreté que suscitent ces sculptures représente le vent, tant par la métaphore des matières qu’il pousse que par leur forme ou leur mobilité : sphères ou coulées emportées par l’air et par la gravitation. En synecdoque, la forme invoque l’effet. Le volume couvre ou semble couler sans s’imposer ni retenir. Fragment épigraphique, citation d’un événement du désert et de ses tempêtes. Allures évoluées évoluantes, résultantes en marche, elles-mêmes annonciatrices d’une péripétie en cours. Dans l’œuvre, la pause figure l’attente, mais elle est circonscrite : jamais débordantes ni échevelées, les pièces définissent une liberté dans la limite. La matière fait masse en restant translucide, dans ce vide qui n’est jamais le rien.
Ce jeu d’ombres et de lumières rappelle la notion de « modulateurs d’espace » de Moholy Nagy aussi bien que les poétiques de Joris Ivens. Nadya Bertaux tricote le vent, créant, en quelque sorte, un alphabet de fétus. Et voilà la problématique du passage : une comète pleine qui traverse, un voile traversé. Enfermement poussé, mais giron protecteur. Mutatis mutandis, ces boules qui fuient libèrent une perspective de déperdition, contiennent, en extension, les dunes de sable où les branches finissent par se désagréger. Il y a là une notion d’amoindrissement, mais non de désolation ni de déchéance. C’est une suite d’effilochages, un discours à partir de séquences. Perte belle, également, dans les dessins et gravures, dans les gaufrages apparaissant/disparaissant qui revendiquent une écriture qui devient effacement, ou, à l’instar de Cy Twombly, un effacement qui devient écriture. Cette circulation subtile et libre est le contraire d’une somme.

Promenade aux phares
Plusieurs courants ont mijoté l’imaginaire de cette œuvre. Présence par l’absence, quête du temps lié au passage : le processus lent qui constitue la bonne saisie de l’instant et prend le temps de faire naître se ramifie à la démarche du Land Art, tel que Richard Long ou Andy Goldsworthy le mettent en œuvre, guettant l’éphémère ou l’élaborant.
Le travail sur l’espace, sur l’imperceptible ou l’illusion, l’intérêt pour l’association de contraires non contradictoires, dans l’œuvre d’Anish Kapoor s’imposent également dans le musée imaginaire de Nadya Bertaux. L’artiste se revendique aussi des influences du courant minimal à travers Sol Lewitt, Bruce Nauman, ou les architectonies de Richard Serra. C’est le côté carré de leurs œuvres, qui lui donne un accès direct à la sculpture.
Dans d’autres registres, ceux du matériau et de la couleur, un clin d’œil relie boules et torsions, ces essorages de larmes et contenants aériens, aux suspensions d’une coulée grise que sont les feutres de laine de Robert Morris. On se souvient aussi des œuvres flottantes de Marta Pan, polymères inversement présents par la compacité de leur masse.
Mais, c’est, plus tard, la démarche de l’Arte Povera qui va éclairer le mieux la méthodologie de cette œuvre. Le choix des matériaux non nobles ou simples, tels que structurés par Penone, Zorio ou Mario Merz, ouvre la voie pour l’usage de techniques premières, à portée de main, si l’on peut dire. Au sein de ce groupe, Nadya Bertaux cite volontiers les combinatoires temps/givre, froid/douceur dans les matelas glacés de Calzolari.

La traversée des apparences
Ces chrysalides, ce quelque chose lové à l’intérieur de l’espace, se constituent en œuvres qui sont des emblèmes : ne faut-il pas chercher, dans l’écheveau, le fil sur lequel l’esprit déambule, allant de son chemin de traverse vers une permanence ? Question grave qui allègue plasticité et mobilité. En revanche, cette idée de croissance et d’ouverture, consécutive à une volonté d’épure mentale, transite par une mise en œuvre quasi sacrificielle. Nadya Bertaux défait, maille par maille, les chaînes qui composent les grillages industriels : fibrilles d’aluminium – car c’est le métal le plus léger – dénoués un par un et méthodiquement enchevêtrés, tels des cheveux emmêlés mais captifs, sur une structure métallique soudée.
On a déstructuré pour accéder à un autre volume, autre concept de l’œuvre. On a quitté une forme pour une autre mais pour retrouver une fonction initiale de souplesse et de tension. On « déconstruit » l’existant pour retrouver une origine, sorte de résilience du matériau. Le goût des paradoxes déjà évoqué dans la symbolique des pièces est confirmé par une technique de travail douloureuse, par la répulsion de ce qui pique la chair au montage et par l’ambivalence d’une impression finale douce au toucher, que propose le spectacle de l’œuvre. De la matière est partie une amorce et il faudra un long processus de préparation pour laisser surgir les trames nécessaires à la constitution d’un globe et de son harmonie. Ainsi, la virginité du regard revendiquée in fine au public a-t-elle été première.
Ce processus d’amalgame a été précédé par des ensembles de feuilles de papier superposées. Comme l’accumulation du papier change l’appréciation de la matière, celle du métal glisse du malléable à la notion de fluide, mais au prix, d’une matière à l’autre, d’un transfert sensoriel : d’une substance chaude (le papier), nous sommes passés à un solide froid (le métal).Ces ponctuations d’espace sont elles-mêmes demandeuses d’espace. Elles vont évoluer avec le lieu et le temps, car les contours de métal sont voués à l’oxyde qui ternira leur couleur. De même, ce recyclage par l’art d’une matière pauvre prendra-t-il, en cours de route, plusieurs aspects. On substitue à l’aspect fer à béton, trouvé sur la plage, si cher à Villeglé dans ses premières émotions plastiques, l’apparence de mousse résultant du détramage. La substance a du poil, quand elle se libère, alors que les rouleaux métalliques sont lisses avant d’être « couturés », puis portés par les éléments naturels... Les œuvres de Nadya Bertaux affirment le vent par une masse qui ne contient qu’elle-même et par la surface qu’il repousse et qui le contredit.

Tita Reut, 2014
Pour le catalogue de l'exposition "Les larmes du vent" Musée du Textile de Cholet